GUY CARCASSONE ARGUMENTE L'INCONSTITUTIONNALITE DE L'AMBITION DE WADE
Je soussigné Guy Carcassonne, Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense, consulté par Monsieur Idrissa Seck sur l’application de l’article 27 de la Constitution du Sénégal, ai émis l’avis suivant.
I – FAITS
1. Le Sénégal a appliqué la Constitution du 7 mars 1963 jusqu’à ce que celle-ci soit remplacée par la nouvelle Constitution du 22 janvier 2001, laquelle fut adoptée à l’issue d’un référendum organisé, en 2000, conformément à l’article 89 du texte antérieur.
Cette Constitution du 22 janvier 2001 fut à son tour révisée, notamment par la loi constitutionnelle n° 2008-66 du 21 octobre 2008.
2. S’agissant du Président de la République, la Constitution de 1963 lui attribuait un mandat de sept ans, sans limitation du nombre de renouvellements possibles.
La Constitution de 2001, au contraire, disposait dans son article 27 d’origine, d’une part, que le mandat ne serait désormais que de cinq ans, d’autre part, qu’il serait « renouvelable une seule fois ».
La loi constitutionnelle précitée de 2008, enfin, a réintroduit le septennat, sans remettre en cause la limitation de la rééligibilité.
3. Le Président Abdoulaye Wade avait été porté à la magistrature suprême, en 2000, lorsqu’était en vigueur la Constitution de 1963 et, partant, pour une durée de sept ans qui expirait normalement en 2007.
L’adoption, durant son mandat, du nouveau texte constitutionnel de 2001 aurait pu abréger son mandat, puisqu’elle prévoyait qu’il ne serait plus que de cinq ans. Toutefois, une disposition transitoire, devenue l’article 104 de la Constitution, avait explicitement précisé que « le Président de la République en fonction poursuit son mandat jusqu’à son terme », ce qui fut unanimement interprété comme signifiant que le mandat prendrait fin en 2007 .
Ce fut effectivement le cas. Une nouvelle élection présidentielle fut donc organisée qui vit la victoire du candidat sortant, le Président Abdoulaye Wade.
II – QUESTIONS
4. A cette lumière, la question posée s’énonce en termes simples : le Président Wade, déjà élu à deux reprises, en 2000 puis en 2007, peut-il être candidat à la prochaine élection nonobstant la disposition selon laquelle le mandat est renouvelable une seule fois ?
C’est donc à cette question qu’il s’agira de répondre.
Néanmoins, l’analyse qui permettra de le faire suscitera inévitablement une seconde question, également formulée en termes simples : en quelle année doit prendre fin le mandat en cours ? Il ne paraît pas raisonnable de laisser cette seconde question sans réponse, aussi sera-t-elle également abordée le moment venu.
III – DISCUSSION
A – Sur l’éligibilité du Président sortant
5. La question ne soulève pas de difficulté dans la mesure où, d’une part, l’article 104 a pris soin, dans son second alinéa, de préciser que toutes les dispositions de la Constitution autres que celles relatives à la durée du mandat sont applicables au Président en exercice.
En conséquence, la prescription du second alinéa de l’article 27, selon laquelle le mandat est renouvelable une seule fois, est évidemment applicable au Président en exercice, comme elle le sera à ses successeurs, et celui-ci n’est donc pas rééligible.
L’on pourrait donc légitimement s’en tenir à cette évidence et arrêter ici la discussion.
6. Toutefois, un semblant d’incertitude est né, alimentant de timides controverses, de ce que la limitation du nombre des mandats est apparue postérieurement à la première élection du Président Wade, de sorte que l’on a cru pouvoir parler à ce sujet d’une disposition qui ne saurait s’appliquer au mandat attribué antérieurement, sauf à devenir rétroactive, en conséquence de quoi cette limitation à deux mandats ne devrait s’appliquer qu’à ceux confiés après celui en cours, soit à partir de 2007.
Il s’agit là d’un faux débat et d’une approche juridiquement tout à fait erronée. Ici, en effet, il n’y a nulle rétroactivité mais seulement application de la loi dans le temps, ce qui se comprend aisément si l’on veut bien se rappeler la nature de l’élection.
7. Sans entrer dans plus de détail que nécessaire, celle-ci n’est rien d’autre qu’une forme particulière de nomination, ce que Marcel Prélot appelait un « acte-condition », rappelant que « des volontés orientées dans le même sens s’additionnent en vue de produire un effet de droit » . Ainsi, lorsque les électeurs ont désigné l’intéressé (les « volontés orientées dans le même sens »), celui-ci accède à un statut déterminé (« l’effet de droit »).
Ce statut ne résulte en rien d’un contrat négocié et conclu entre électeurs et élu. Il est celui que déterminent les lois et règlements en vigueur et, pour le chef de l’Etat, la Constitution elle-même.
8. Dès lors, nul titulaire d’une fonction élective ne peut prétendre avoir acquis des droits qui lui seraient personnels. Il a simplement accédé au statut applicable à la fonction pour laquelle il a été choisi, et ce statut peut à tout moment évoluer, dès lors qu’il le fait selon les formes et conditions prescrites.
Pour raisonner sur une hypothèse d’école, s’il prenait demain la fantaisie au constituant, qu’il soit ici sénégalais ou français, de supprimer le poste de Président de la République, par exemple pour le remplacer par un organe collégial , celui en exercice ne saurait prétendre demeurer en fonction pour cela seul qu’il avait été élu pour un mandat, de sept ou cinq ans et disposerait de ce fait d’un droit à le mener à son terme. Ce serait là une conception patrimoniale de la fonction, qui n’aurait ni fondement ni justification.
Comme tous les corps constitués, le Président de la République n’a nuls autres droits que ceux que la Constitution lui confère et qu’elle peut tout aussi bien lui retirer ou amputer. En d’autres termes, il n’est que l’occupant de la fonction, il n’en est pas le propriétaire.
9. Dans ces conditions, si change un élément quelconque du statut que la Constitution a prévu pour le Président de la République, ce changement est immédiatement applicable, sauf disposition expresse contraire, laquelle ne peut être prise que par le constituant lui-même.
Ici, il n’y a donc pas de rétroactivité, pas plus, au demeurant, qu’il n’existe de réel conflit d’application de la loi dans le temps : c’est la Constitution en vigueur qui s’applique à tout moment dont, en l’occurrence, la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 27, à laquelle aucune disposition transitoire n’a prévu de déroger.
10. Ce n’est donc que dans le souci d’être complet que l’on fera observer au demeurant que même s’il y avait rétroactivité – ce qui n’est pas le cas – cela ne ferait cependant pas obstacle à l’application de cette disposition.
La non rétroactivité, en effet, n’est un principe de valeur constitutionnelle que dans le domaine répressif, ainsi que l’indique expressément le deuxième alinéa de l’article 9 de la Constitution. On ne trouve nulle autre trace, dans le texte constitutionnel, d’une prohibition qui serait plus large , ce qui signifie que l’on ne saurait en tout état de cause opposer à une disposition constitutionnelle un principe de non rétroactivité qui n’a au plus, hors le domaine répressif, qu’une simple valeur législative.
11. C’est d’ailleurs si vrai que c’est ce qui explique pourquoi, en 2001, le constituant a jugé nécessaire d’adopter les précisions que l’on sait dans l’article 104 : s’il ne l’avait pas fait, et compte tenu de l’analyse qui précède, le Président alors en fonction, quoi qu’élu pour sept ans en 2000, aurait vu son mandat prendre fin en 2005.
C’est pour éviter cet effet non désiré, mais qui se fût fatalement produit, que le constituant a exprimé sa volonté inverse, celle de voir le mandat en cours durer sept ans comme prévu au moment de son attribution.
12. Ainsi, de quelque manière que l’on aborde la question, elle conduit toujours à la même réponse, celle selon laquelle le Président en exercice ne pourra briguer un troisième mandat : la lecture du texte de l’article 27 suffit à l’établir ; ce constat résulte de la simple application de la Constitution en vigueur, sans que l’on puisse y voir la moindre rétroactivité ; une telle rétroactivité existerait-elle néanmoins – et l’on insiste à nouveau sur le fait que ce n’est pas le cas – qu’elle serait de toute façon impuissante à faire obstacle à une disposition constitutionnelle ; enfin, l’on ne comprendrait pas autrement l’utilité de l’article 104.
L’on espère avoir ainsi été suffisamment clair dans la réponse à la première question, ce qui autorise à aborder la seconde.
B – Sur la date d’expiration du mandat en cours
13. Le lecteur attentif aura compris qu’une partie de la réponse qui vient d’être donnée suscite l’interrogation à traiter.
Lorsqu’il est expliqué que, s’il n’y avait pas eu l’article 104, l’adoption du quinquennat, aussitôt applicable, aurait entraîné le raccourcissement du mandat en cours (supra, 11), ne doit-on pas en conclure que, en sens inverse, le retour du septennat est lui aussi applicable immédiatement au mandat en cours, dont la durée serait alors prolongée jusqu’à 2014 ?
Puisque, sauf précision constitutionnelle contraire, le passage de sept à cinq devait jouer dès son adoption, il pourrait être tentant d’en déduire que, de la même manière, le nouveau passage de cinq à sept devrait lui aussi jouer dès son adoption.
Mais il est nécessaire de résister à une telle tentation pour la simple raison que ces deux opérations, en droit, ne sont pas symétriques.
14. Dans le premier cas, en effet, celui du passage de sept à cinq ans, seule la situation du chef de l’Etat eût été affectée par une application immédiate. Or, on sait qu’un Président de la République ne dispose d’aucun droit au maintien du statut que la Constitution avait prévu au moment de son élection mais qui peut évoluer ensuite, y compris durant le mandat (supra, 8).
Au contraire, la situation des électeurs, elle, n’eût pas été affectée si le quinquennat s’était appliqué aussitôt. Ils eussent conservé leur droit à désigner le chef de l’Etat et eussent simplement été appelés à l’exercer plus tôt qu’initialement prévu, exactement comme cela peut se produire dans d’autres circonstances – démission, empêchement définitif, décès – qu’évoque le second alinéa de l’article 31.
15. Très différente serait l’hypothèse d’une prorogation du mandat en cours qui, initialement confié pour cinq ans, serait porté à sept. Là, ce n’est plus seulement la situation du chef de l’Etat qui se trouverait affectée, mais celle des électeurs eux-mêmes, donc du peuple sénégalais qui s’exprime par le suffrage universel.
Ce dernier, contrairement au chef de l’Etat, n’est pas un des corps constitués dont l’article 6 dresse la liste. Il est, comme cela est proclamé dès le début du préambule, « le peuple du Sénégal souverain ». C’est à lui, comme l’énonce l’article 3, que « la souveraineté nationale appartient ».
Rien, dans ces conditions, ne saurait lui être imposé à quoi il n’ait pas formellement consenti.
16. Certes, il a consenti, en adoptant la Constitution, à ce que celle-ci puisse être modifiée selon la procédure prévue à cet effet. Certes encore, cette procédure peut se dérouler sans que le suffrage universel y participe et les deux procédures concurrentes prévues par l’article 103 – référendum ou Congrès – sont l’une et l’autre également conformes à la loi fondamentale, sans qu’il y ait lieu à les hiérarchiser en droit, même si elles sont d’essences différentes en termes politiques.
Mais la révision de la Constitution ne saurait priver le suffrage universel de pouvoirs qui n’appartiennent qu’à lui. Elle peut lui en conférer davantage, comme a fait le nouveau second alinéa de l’article 27 , mais on ne saurait imaginer, par exemple, qu’une révision de la Constitution opérée par la voie seulement parlementaire ait pour objet un jour de confier une présidence à vie à un Président en fonction, même s’il a été régulièrement élu auparavant.
Une chose est certaine : l’actuel Président a été élu pour une durée de cinq ans. Tout le reste est incertain et nul, notamment, ne peut affirmer, au-delà d’éventuelles probabilités qui ne pourraient jamais être des certitudes, que le même candidat eût été élu si le suffrage universel avait été invité à exercer un choix pour sept ans plutôt que pour cinq.
17. En d’autres termes, la Constitution, bien qu’étant la norme suprême, ne peut offrir que ce qui relève d’elle et qui est considérable. Mais ne relève pas d’elle la possibilité de faire en sorte qu’un Président précédemment élu pour une durée donnée soit valablement considéré comme élu pour une durée supérieure, quelle qu’elle soit. Ainsi même la Constitution ne pourrait-elle faire qu’un Président élu pour cinq ans le soit pour sept .
Rien, dès lors, ne saurait altérer les constats simples et roboratifs selon lesquels, premièrement, le suffrage universel a élu, en 2007, un Président pour cinq ans et, deuxièmement, au terme de ce délai connu, il faudra élire un nouveau chef de l’Etat, celui en fonction auparavant n’ayant aucun titre à être maintenu.
IV – CONCLUSIONS
18. Au terme de cette analyse, et pour toutes les raisons qui y sont indiquées :
- à la première question – « le Président Wade, déjà élu à deux reprises, en 2000 puis en 2007, peut-il être candidat à la prochaine élection nonobstant la disposition selon laquelle le mandat est renouvelable une seule fois ? » - la réponse est négative
- à la seconde question – « en quelle année doit prendre fin le mandat en cours ? » – la réponse est 2012.
Fait à Paris, le 2 novembre 2010
*SENEWEB NEWS