TRAQUE DES BIENS MAL ACQUIS: LES LIMITES DE LA "COMPREHENSION"
Madame la Ministre, quelles sont les limites de cette « compréhension » ?
La presse, notamment « Le Populaire » du lundi 17 juin 2013, a rendu compte d’une manifestation politique (« Sargal Macky Sall ») présidée par Mme Aminata Touré, présentée comme « la coordonnatrice de l’Alliance pour la République dans la Commune d’arrondissement de Grand Yoff ». Abordant en priorité la Traque des biens dits mal acquis qui la suit comme son ombre, elle a déclaré : « Il n’y a aucune méchanceté dans ce que nous faisons. Il y a même beaucoup de compréhension ». C’est du moins ce que lui a fait dire le journal. « Bu ci laabiir amul woon, kon kaso yi fees », a-t-elle poursuivi en langue nationale wolof. Certainement, pour mieux se faire comprendre du plus grand nombre. Dans la langue de Molière, la déclaration donne ceci : « Si on n’avait pas fait preuve de compréhension, les prisons seraient pleines ».
Je précise bien que j’interpelle davantage la Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, que la responsable de l’Alliance pour la République. C’est à ce dernier titre que je me permets de lui poser les questions suivantes : jusqu’où la « compréhension » dont elle fait état s’arrête-t-elle ? A quels délinquants présumés profitera-t-elle ? Qui est ce « on » qui ferait preuve de compréhension à l’endroit des prédateurs présumés de nos maigres ressources nationales ? La justice ou la tutelle ?
Je connais un peu Mme Aminata Touré dont je ne mets point en doute la crédibilité, la compétence et l’attachement à la Patrie. Cependant, ces questions méritent d’être posées, de lui être posées, à elle la Garde des Sceaux. Elles le méritent d’autant plus que, depuis plusieurs mois, depuis précisément le déclenchement de cette fameuse Traque, des rumeurs qui donnent froid au dos circulent avec persistance. En particulier, des dignitaires religieux demanderaient avec insistance au Président de la République de faire preuve de « yermënde », en d’autres termes de tolérance, de compréhension dans le traitement de cette affaire. On a même le sentiment, quand on écoute certains porte-parole desdits dignitaires, qu’ils demandent carrément un traitement de faveur pour certains présumés délinquants, qui sont en général les plus lourdement épinglés. Les citoyens, les contribuables ont le droit d’être édifiés sur la valeur de ces rumeurs de plus en plus persistantes.
Le candidat Macky Sall avait en bandoulière, pendant toute sa campagne pour l’élection présidentielle de février-mars 2012, sa promesse ferme, qu’une fois élu, il mettrait en œuvre « une politique sobre, vertueuse, transparente, équitable et efficace». Il fois élu, il réitéra cette promesse, cet engagement qui est incompatible avec les demandes de faveurs pour quelque présumés délinquants que ce soit. Je ne crois pas d’ailleurs, jusqu’à preuve du contraire, que ces demandes viennent directement de certains de nos chefs religieux, encore moins de celui dont le nom est le plus souvent cité : le Khalife général des mourides, Serigne Cheikh Maty Lèye. Je ne connais pas l’homme de près mais, si j’en juge par les témoignages de nombre de ses proches qui le fréquentent depuis de longues années, il ne serait pas capable d’intervenir en faveur de présumés pilleurs de nos maigres ressources nationales. A supposer même qu’il soit l’auteur des demandes de faveurs qu’on lui prête, il les aurait sûrement faites sur la base d’informations fournies par des mal intentionnés, et qui seraient aux antipodes de la réalité des faits. C’est pourquoi, il serait souhaitable que, chaque fois que de besoin, une délégation au niveau le plus élevé de l’Etat fasse le déplacement à Touba pour expliquer de vive voix au khalife, les tenants et les aboutissants de certaines affaires où ses talibés sont impliqués, et qu’on lui présente de façon tendancieuse. Serigne Cheikh Maty Lèye ne protègera jamais, en connaissance de cause, un talibé convaincu de détournements de fonds publics
Il y a quelques semaines, la presse a fait état de l’affectation, par décret pris en conseil des ministres, du Directeur de l’Hôpital « Matlabul Fawzeni » de Touba. Ce dernier a carrément ignoré l’affectation, malgré plusieurs manifestations de la majorité des personnels de l’établissement hospitalier. On a fait courir le bruit, dans la ville sainte, que c’est le Khalife général en personne qui a demandé son maintien. Si c’est bien le cas, il n’y a aucun doute qu’on lui a présenté une situation à mille lieues des raisons qui ont motivé l’affectation du directeur-talibé. Ce dernier est donc resté sur place, sans que les autorités aient levé le plus doigt, créant ainsi un antécédent qui pourrait entraîner des conséquences difficiles à gérer dans l’avenir.
Et si, demain, le Khalife général des tidianes ou son porte-parole opposait un véto à l’affectation du Préfet ou du Médecin-chef de Tivaouane ! Si les Niassènes de Kaolack opposaient eux aussi un niet catégorique à l’affectation de « leur gouverneur » !
Nous sommes un peuple de croyants à plus de 99 %. Il faut donc compter avec la réalité que constituent les dignitaires religieux. Nous sommes aussi une République laïque, une Démocratie. Nous sommes tous et toutes les enfants de cette République et devrions prétendre aux mêmes droits et être soumis aux mêmes devoirs. La compétence, l’expérience, l’esprit d’initiative ou d’entreprise, la bonne moralité, l’amour du pays et la volonté de contribuer du mieux qu’on peut à son émergence, le respect scrupuleux des biens publics, etc, devraient être les seuls critères pour nous différencier. Le vol, la corruption, la concussion, les privilèges immérités, le trafic d’influence, les partis pris, ne sont bénis par aucune de nos religions révélées, ni même par la morale tout court. Au contraire ! Nos dignitaires religieux devraient donc s’interdire d’intervenir en faveur de délinquants ou présumés tels, qui incarnent de tels maux responsables, pour l’essentiel, de notre retard de 53 ans.
De pauvres citoyens croupissent depuis de longues années dans nos prisons pour avoir volé qui une poule, qui une chèvre, qui encore un portable. Parmi eux, de nombreux talibés. Pourtant, ils sont royalement ignorés par leurs guides qui oublient jusqu’à leur existence, malgré les conditions effroyables dans lesquelles ils vivent.
Si donc, comme la rumeur le distille ça et là, les initiatives qu’on prête à certains de nos chefs religieux étaient fondées, les autorités devraient faire face, avec courage et lucidité. Un voleur est un voleur et mérite d’être traité comme tel. La loi ne connaît pas de voleurs de luxe. Elle devrait même être intraitable avec les délinquants à col blanc qui ont pillé sans vergogne les biens de la collectivité nationale.
Le Président de la République en particulier, le Premier ministre et la Garde des Sceaux Ministre de la Justice ont l’obligation de veiller à ce que le traitement de la Traque des biens présumés mal acquis aille jusqu’au bout. Les juges qui en sont chargés doivent être dotés de moyens suffisants et travailler en toute indépendance, en toute impartialité. Avec un peu plus de diligence aussi, car les choses donnent l’impression de piétiner. Il est vrai que notre temps n’est pas celui des juges. Cependant . . . . « Yáppu xac bu seddee soof », dit l’adage wolof.
Que les autorités exécutives et les juges ne se laissent surtout pas divertir par certains individus qui veulent nous faire avaler que la Traque des biens présumés mal acquis n’est que politique politicienne et nous éloigne de l’essentiel, des priorités nationales. Amalgame que tout cela ! Cette Traque est au même niveau d’intérêt que toutes les urgences, que toutes les autres priorités. Elle est surtout traitée par les juges, indépendamment du gouvernement qui s’occupe d’autres priorités.
C’est peut-être aussi le lieu de faire état de pressions et de chantages qui fusent ça et là pour décider le président Sall à faire montre de la même « générosité » que son insouciant prédécesseur. En d’autres termes, les mallettes bourrées de frics, les milliers de passeports diplomatiques et les véhicules rutilants doivent reprendre le chemin des capitales dites religieuses. De l’argent, des passeports, des 4x4 et autres véhicules de grand luxe, l’ancien président prédateur en a distribué des quantités industrielles. On connaît la suite : l’humiliation que le peuple lui a infligée, en le confinant dans ses maigres 35 % du premier tour de scrutin, en cet inoubliable 25 mars 2012.
Le budget, c’est notre argent à nous tous et devrait être investi exclusivement pour notre bien-être. Cela, le président Sall ne devrait jamais le perdre de vue. Il est vrai que quand, pour une année, on dispose de fonds spéciaux d’un montant de huit milliards de francs Cfa, on résiste difficilement à la tentation d’être généreux à l’endroit de son parti et de ses membres, de la fondation de son épouse, des alliés de sa coalition, des porteurs de voix ou prétendus comme tels, etc. D’ailleurs, la Commission nationale de Réforme des Institutions devrait se pencher sur ces fameux fonds spéciaux et se prononcer sur son montant et sur son esprit. Huit mille (8000) millions de francs Cfa attribués chaque année au Président de la République qui en fait ce qu’il veut – l’expression consacrée –, c’est beaucoup d’argent, c’est trop d’argent pour un pays pauvre endetté, pressé de partout par les besoins de tous ordres des populations. C’est même carrément insoutenable. Ce n’est surtout pas en adéquation avec la sobriété et équité que le candidat Sall nous promettait.
Il ne faut pas, non plus, que la Traque des biens présumés mal acquis relègue au second plan l’audit de la gestion des douze années du clan des Wade. On a parfois l’impression que rien ne se fait de ce côté-là. Or, cette gestion cache des cafards insoupçonnés. Pour ne prendre qu’un exemple, les fameux programmes dits spéciaux du vieux président prédateur ont englouti des centaines de milliards de francs, sans résultats prouvés. N’est-ce pas lui-même qui reconnaissait publiquement que, dans le cadre de sa fameuse Goana, il a injecté 453 milliards qui ont été captés par les intermédiaires ? Des centaines d’autres milliards se sont volatilisés dans l’importation massive d’engrais, de tracteurs et de moteurs venus d’on on ne sait où et qui, pour l’essentiel, étaient inadaptés à nos sol. Le président Macky Sall sait parfaitement à quoi je fais allusion ici, lui qui a présidé, alors qu’il était Premier ministre, le Conseil interministériel du 12 avril 2006, consacré à la campagne agricole 2006-2007. Le président des producteurs de tomate industrielle de la Vallée du Fleuve Sénégal, un certain Fédior aujourd’hui décédé, y a fait une révélation qui a failli faire tomber l’assistance à la renverse. Le Premier ministre Macky Sall s’en était d’ailleurs indigné, du moins en apparence, et avait immédiatement instruit – le mot consacré – le Ministre de l’Agriculture, en relation avec celui de l’Économie et des Finances, de faire une enquête rapide. Jusqu’à preuve du contraire, cette enquête n’a jamais été menée et les mêmes hommes, qui captaient les milliards à la place des agriculteurs, sont aujourd’hui encore au cœur de l’importation des intrants et des machines agricoles.
Les mines, nos maigres réserves foncières dilapidées sans état d’âme, la gestion de nombreuses directions et agences, les conventions sur mesure de villas et d’immeubles, le Projet « Bawnaan » qui avait pour vocation de provoquer des pluies artificielles et tant d’autres niches de gaspillages devraient aussi faire l’objet d’audit serrés.
Ne devraient pas, non plus, échapper à des audits ou à des commissions d’enquêtes parlementaires – de vraies celles-là –, l’Université du Futur africain qui va abriter désormais la seconde université de la Région de Dakar, le « Cœur de ville de Kaolack » cédé, semble-t-il, à un homme d’affaires de la localité, les nébuleux quinze millions de dollars de Taïwan, les six milliards de francs Cfa qui, à quelques mois des élections législatives du 29 avril 2001, avaient migré de la Sonacos pour une destination jusqu’ici inconnue du contribuable, les 5 milliards de Sénégal Pêche dont je douterai, jusqu’à preuve du contraire, qu’ils aient été versés au Trésor public.
Les chantiers de l’Université du Futur africain et du « Cœur de ville de Kaolack » ont englouti plusieurs dizaines de milliards de francs Cfa sans jamais avoir été achevés. Il fallait, avant de changer la vocation de l’une et de céder l’autre, nous permettre d’en avoir le cœur net sur le nombre des milliards qui y ont été dépensés et la manière dont ils l’ont été.
Des niches de gaspillages, de détournements de deniers publics, de corruption existent dans tous les coins et recoins de la nauséabonde gouvernance des Wade. Leurs auteurs doivent être sanctionnés à la hauteur de leurs graves forfaits. Il ne serait surtout pas question de faire montre de « compréhension » à l’égard de certains d’entre eux, parce que simplement ils seraient les protégés d’un dignitaire religieux ou feraient partie des proches du Président de la République. C’est à la seule Justice qu’il devrait appartenir de connaître de la Traque des biens présumés mal acquis et du sort de compatriotes épinglés par les audits en cours. Le gouvernement devrait s’occuper d’autres priorités : l’emploi (des jeunes en particulier), la relance de l’agriculture, de l’élevage, du tourisme, de l’industrie, la refondation des institutions, etc.
Le président MLacky Sall entame le quinzième mois de sa gouvernance. Quinze mois, c’est certainement peu pour résoudre les mille problèmes que son ancien mentor lui a laissés en héritage. C’est assez, cependant, pour poser des actes forts qui rassurent sur sa volonté de mettre sans ambages en œuvre la politique de rupture qu’il nous a promise sur tous les toits. Une justice indépendante, équitable et diligente devrait figurer en bonne place parmi les ruptures très attendues, mais qui tardent encore à pointer à l’horizon.
Dakar, le 24 juin 2012
Mody Niang, e-mail : modyniang@arc.sn