EBOLA: LEÇONS APPRISES DU POINT DE VUE D'UN ANTHROPOLOGUE
Par Sylvain Landry FAYE
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Les chiffres publiés sur l'épidémie ne rendent probablement pas compte de son ampleur
En règle générale, les communautés n'ont pas été suffisamment préparées
L'épidémie d'Ebola en Afrique de l’Ouest souligne le besoin de la promotion de la recherche en Afrique
Depuis mars 2014, trois pays de l’Espace Makona (Guinée Conakry, Libéria, Sierra Léone) sont confrontés à une épidémie de maladie à virus Ebola. Cette maladie, jadis signalée en Afrique Centrale depuis 1976 prend en Afrique de l’Ouest des caractéristiques singulières : elle sévit aussi bien en milieu rural qu’urbain, dans une zone transfrontalière, ceinturée par d’autres pays comme le Sénégal, le Mali, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau. Cette situation met ces derniers sous tension et les expose aussi à la propagation du virus.
Plus de 13.000 cas sont actuellement recensés dans les différents pays affectés par Ebola, dont plus de 4900 décès.
Ces statistiques ne rendent malheureusemment pas compte de l’ampleur de l’épidémie.
Selon certains observateurs, le nombre de cas réels serait en fait 1,5 fois plus élevé que recensé officiellement en Guinée, deux fois plus en Sierra Leone, et 2,5 fois au Libéria.
Ces dernières semaines, la plupart des préfectures épargnées il y a un mois ont été touchées.
On évoque aujourd’hui un ralentissement du rythme des contaminations dans certaines des régions, cependant, la situation reste encore préoccupante, avec la hausse du taux de mortalité, surtout au Libéria, qui concentre la majorité absolue des nouveaux cas déclarés depuis la mi-août, suivi en deuxième position par la Sierra Leone.
Caractéristiques singulières
Une des caractéristiques principales de l’épidémie en Afrique de l'Ouest, c’est la défiance des populations à l’égard des équipes d’humanitaires (une négation de la maladie et des réticences dans la réception à domicile des équipes d’investigation, dans la fréquentation des centres de traitement et un refus de la gestion sécurisée des enterrements).
Par ailleurs, des violences physiques ont été notées. Ces dernières ne sont pas une nouveauté et ont été observées dans les différents pays d'Afrique Centrale ayant vécu l’épidémie [1].
Cependant, en Guinée particulièrement, elles ont conduit à la mort d’une dizaine de personnes impliquées dans les activités de sensibilisation et de communication. Depuis le début de l’épidémie, les attitudes communautaires ont aussi évolué de l’autarcie au rejet socio-familial, en raison de la stigmatisation de certains membres "suspectés" ou "porteurs d'Ebola".
Elles illustrent certes une volonté des villageois de prendre des initiatives pour se protéger de la maladie, mais leur caractère individualiste a des effets délétères sur les principes de solidarité et de communauté.
Elles sont aussi contraires à l’idée de l’accompagnement du malade par le groupe organisateur de la thérapie (Janzen, 1995).
Elles mettent à rude épreuve la fonction de solidarité familiale en Afrique (Bara Diop, 1987 ; Marie, Vuarin et Leimdorfer, 1995).
Par ailleurs, en tant que pratiques de "désolidarisation", elles instituent une "distinction sociale" qui n’est pas propice à l’entretien des relations de sociabilité, de solidarités surtout entre groupes sociaux ayant des liens de parenté ou appartenant à la même ethnie.
Les attitudes de méfiance et de distinction au sein des communautés des villages [2] jadis marquées par le communautarisme, les réponses politiques apportées à l’épidémie (mesures d’urgence sanitaire, fermetures des frontières, mesures de confinement et d’isolement) illustrent les modalités selon lesquelles se recréent, se prolongent et se renouvellent les "frontières" dans des pays évoluant dans des espaces transnationaux de partage et de solidarité, mais aussi de libre circulation des biens et des personnes.
Impréparation des communautés et pratiques professionnelles peu humanirsantes
L’importance de la défiance communautaire à l’égard des protocoles médicaux, la psychose ambiante aussi bien au Nord qu’au Sud, nous apprennent que les communautés n’ont pas été suffisamment préparées (par la communication et la sensibilisation) à une maladie qui est pourtant connue depuis des années.
Elles renseignent aussi sur la nécessité d’une meilleure prise en compte des facteurs sociaux et culturels dans la gestion de l’épidémie, d’une humanisation des protocoles épidémiologiques et des pratiques professionnelles des équipes médicales au sein des communautés.
Cette observation n’est pas nouvelle, car il est classique, dans le cadre des différentes épidémies d’Ebola, de remettre en cause les pratiques des équipes de prise en charge, en raison de leur focalisation trop importante sur les protocoles épidémiologiques et leur oubli des dimensions humaines et sociales (Epelboin, 2012).
Dès lors, on peut se poser la question de savoir pourquoi les mêmes problématiques socio-culturelles se posent et n’ont pas été prises en charge dans le cadre de la présente épidémie en Afrique de l’Ouest.
En réalité, cette dernière met à nu la faiblesse de la capitalisation des expériences antérieures d’Ebola.
On peut aussi retenir le caractère impératif de rediscuter de la formation des médecins à la gestion des urgences et des épidémies.
Celle-ci ne peut être exclusivement clinique, elle doit, à la lumière de l’expérience ouest-africaine, mieux intégrer l’approche des communautés.
Il s’agit ici de gérer la clinique du soin et le risque médical, tout en étant à l’écoute des contextes, des hiérarchies sociales, des vécus, besoins et attentes des communautés (Dujardin, 2003).
Comme le souligne Formenty P (2014), s’exprimant sur la "tuerie de Womey" : "il faut poursuivre le dialogue avec la communauté, continuer à expliquer le travail, continuer à témoigner l’empathie aux victimes, aux familles, aux communautés. Sinon, il ne sera pas possible de faire comprendre les messages par les populations, ni de contrôler l’épidémie".
Géopolitique des vaccins et capacités de recherche
L’absence de vaccins et de traitement étiologique contre le virus Ebola, alors que la maladie est déclarée depuis les années 70 interroge nécessairement la géopolitique des vaccins.
Guillaume Lachenal, historien de la santé, indique, dans un récent article, "Chronique d’un film catastrophe bien préparé", paru dans le quotidien Libération, que "la préparation aux pandémies" a été l’un des principaux logiciels de la santé mondiale, au Nord comme au Sud, depuis les crises de Sras et de la grippe aviaire en 2003-2005".
Il ajoute qu’"Ebola n’a jamais été négligée : depuis la première épidémie de 1976, le virus a été un formidable moyen de faire financer des recherches fondamentales en virologie (notamment la construction de laboratoires de haute sécurité dès le début des années 80) et a bien été la raison d’être (avec le SRAS, la variole et la grippe aviaire) des programmes gouvernementaux consacrés à la préparation aux pandémies".
Dans un contexte favorable au financement de la recherche, on peut se poser la question de savoir pourquoi la recherche médicale et pharmaceutique ne s’est pas suffisamment penchée sur cette maladie mortelle? Pour les spécialistes interrogés, il y a trop peu de cas et de décès pour que la recherche investisse dans des travaux très onéreux. La recherche se heurte à un manque d’implication de l’industrie pharmaceutique, qui rechigne à engager des sommes importantes dans le développement d’un traitement voué à générer peu de recettes commerciales, voire un déficit. On est alors davantage dans une logique de marché (Hours, 1997) que dans une logique humaniste.
Cette crise nous apprend aussi que les Etats africains n’ont pas été en mesure de développer des capacités de recherche importantes pour avancer dans le traitement, parce qu’ils n’ont pas suffisamment investi dans le financement de la recherche universitaire et de laboratoires forts.
Il est nécessaire de développer de grandes capacités locales et africaines de recherche locales, afin de pouvoir prendre en charge des préoccupations par rapport à des questions vues de l’occident comme ayant une "origine africaine".
Rediscuter de l’évidence scientifique autour du modèle des "camps" CTE et réfléchir à un modèle alternatif à base communautaire
En l’absence d’un traitement étiologique, la prise en charge d'Ebola a été focalisée sur l’isolement des malades dans les centres de traitement spécialisés (CTE) et la gestion des symptômes de manière précoce.
Cependant, ce modèle hégémonique des "camps" développé par MSF et considéré comme relevant d’une évidence scientifique indiscutable, n’a pas bénéficié d’une grande acceptabilité communautaire.
Même si le principe d’isolement du malade ou des suspects est nécessaire à la rupture de la chaîne de transmission, les réactions négatives des populations (refus de s’y rendre, CTE saccagés, soignants pris à parti), rendent aujourd’hui "légitime", la discussion critique de ce modèle de gestion.
D’abord, le CTE dépend de l’expertise étrangère, ce qui fait l’objet d’une critique communautaire assez soutenue dans les différents pays foyers de l’épidémie. Par ailleurs, selon le CDC, sa réussite dépend de l’internement des cas (70%), ce qui est irréaliste, au vu de leur faible nombre sur le terrain (malgré les appuis internationaux), de leurs capacités en lit insuffisantes, de la faiblesse logistique des services locaux de santé pour transporter les cas (ambulances) et de la défiance communautaire.
La situation du terrain pousse à réfléchir à un modèle alternatif de surveillance et de prise en charge communautaire, en utilisant par exemple les patients guéris. Ces derniers, témoins de l’existence de la maladie, ont été utilisés comme des acteurs de la sensibilisation et la mobilisation sociale.
En raison de leur immunité, il est possible de les utiliser pour assurer le suivi des malades "isolés" dans les communautés.
Cette approche est d’autant plus à expérimenter que les communautés ont localement des stratégies d’isolement dans lesquelles ces acteurs (malgré leur stigmatisation réelle) pourraient jouer un rôle important.
Les contextes socio-politiques des pays ont une incidence sur l’expression des épidémies et les modalités de leur gestion
La crise actuelle d’Ebola et ses formes d’expression sont aussi la preuve suffisante que les crises et instabilités socio-politiques peuvent avoir des incidences majeures dans la gestion des épidémies.
Les principaux foyers infectieux ont pour caractéristiques communes d’avoir connu par le passé une instabilité politique allant parfois même jusqu’à la guerre civile (Sierra Léone et Libéria).
Elles sont particulièrement dotées en ressources naturelles (cas du Libéria avec l’hévéa et le fer, de la Sierra Léone avec le diamant et l’or et de la Guinée, avec la bauxite).
Leur exploitation a conduit à l’accaparement de terres par des investisseurs internationaux (encouragés par les autorités, avec des allégements fiscaux concédés à de grandes sociétés) et l’expropriation de la paysannerie locale.
Cette situation a augmenté le ressentiment dans ces pays, renforçant l’accusation "du Blanc" et la perte de confiance dans les autorités locales, autant de faits qui ont rendu difficile la gestion de l’épidémie.
La réaction énergique ciblant les hommes politiques locaux, en particulier les préfets, sous-préfets, maires et le personnel sanitaire local, indique une perte de confiance à l’endroit de ces personnels locaux impliqués dans la riposte.
Cette méfiance est d’autant plus grande qu’ils sont soupçonnés d’être des "corrompus" payés par l'Occident pour venir introduire la maladie dans leurs villages. Depuis juin 2014, beaucoup de débats ont été suscités à propos de l’aspect financier autour de l’épidémie et les médias se sont faits l’écho des milliards récoltés par certaines organisations humanitaires, sous prétexte de l’urgence.
Par ailleurs, en Guinée, la politisation des campagnes de sensibilisation transformées en "mamaya" politique, avec la présence d’autorités politiques locales ayant perdu la confiance de leurs administrés, a été un des éléments déclencheurs de la violence politique.
Dans un contexte de méfiance grandissante entre gouvernants et administrés, la stratégie de mise au-devant des responsables politiques locaux pour améliorer l’acceptabilité communautaire des activités de la riposte (Heidi Larson, 2011) et le discours politique lors des séances de sensibilisation n’ont pas été de bons choix stratégiques.
Faible leadership politique
La persistance de l’épidémie et les difficultés dans la riposte au niveau de foyers en Afrique de l’Ouest, sont des conséquences de la faiblesse du leadership des différents Etats africains concernés.
En effet, ces derniers, de plus en plus tournés vers la privatisation et/ou l’externalisation des tâches publiques, ont pris l’habitude de transférer leurs tâches essentielles à des acteurs extérieurs privés, à des ONG, voire aux grandes puissances occidentales.
Ces pays ont de faibles capacités institutionnelles et logistiques, du fait de l’effondrement des institutions étatiques issues des indépendances, les rendant impuissants et contraints à décréter l’état d’urgence sanitaire, en désespoir de cause.
Dans ces conditions, il est compréhensible que la riposte se soit organisée "du dehors", avec une polygouvernance impliquant un pool multi-acteurs : OMS, MSF, CDC, Coopération décentralisée.
Au fil de l’épidémie, cette "ingérence" s’est justifiée en raison de la transnationalisation de l’épidémie avec les cas importés en Espagne, en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Toutefois, la manière dont l’appui et la présence de ces anciennes puissances coloniales se réalisent nous renseigne sur un processus de "néocolonialisme" et d’un prolongement du partage de l’Afrique : les USA focalisent exclusivement leur appui sur le Libéria, la France a annoncé un centre de traitement et un laboratoire en Guinée. Le Royaume-Uni a promis des hôpitaux de campagne dans quatre zones urbaines de Sierra Leone, mais est aussi concurrencé par Cuba et la Chine. Ce dernier pays a converti un hôpital de Freetown, qu’elle avait construit préalablement, en centre de soins et envoyé le personnel médical nécessaire.
Cette manière de faire questionne, au moment où "la santé globale" est érigée en modèle de référence.
La "présence" internationale se justifie aussi par "l’invisibilité" de la réponse sous-régionale en Afrique : l’Union Africaine, la CEDEAO (avec son organisation ouest-africaine de la santé OOAS) ont tardé à s’impliquer dans la gestion de cette épidémie et à proposer aux pays membres de ces pôles d’intégration sous-régionale des mesures concrètes.
Faiblesse des systèmes de santé
Enfin, les développements actuels de l’épidémie sont la preuve que lorsque les systèmes de santé sont dérisoires et pas suffisamment forts, il est difficile de contenir rapidement une épidémie d’Ebola.
Les trois pays grands foyers de l’épidémie se caractérisent par des systèmes de santé faibles, avec peu ressources humaines, logistiques, infrastructurelles et financières permettant une rapidité de la riposte. Au-delà des contextes de crise dans ces pays, il faut souligner le fait que les réformes néolibérales ont eu des effets néfastes sur les systèmes sanitaires de ces pays.
Cette crise est aussi l’occasion de discuter du financement du secteur de la santé par l’Etat et par les bailleurs de fonds qui ont ces dernières années plus investi dans les programmes verticaux de la santé en Afrique (sida, tuberculose, paludisme) et se sont moins intéressés au renforcement des systèmes de santé, comme socle des politiques de lutte contre la maladie.
L’expérience ouest-africaine montre que si le système de santé n’est pas performant, les acquis des programmes verticaux peuvent être remis en cause, à l’occasion d’une crise Ebola : aujourd’hui, la prise en charge de la santé maternelle et néonatale, des autres maladies comme le paludisme, reste difficile et/ou inexistante, les services de santé ne fonctionnant pas quelques fois, faute de personnel ou de matériels.
Le renforcement des systèmes de santé est d’autant plus nécessaire qu’Ebola affecte particulièrement les services de santé, avec un personnel soignant fortement exposé à l’infection.
Cette exposition a occasionné une crise de confiance dans le système de santé.
La présence des centres de traitement Ebola dans les hôpitaux, les cas de soignants infectés ont créé une méfiance conduisant à une reconfiguration des relations et rapports de confiance entre les différents acteurs du système de santé.
Celle-ci s’exprime aussi bien à travers la désaffection par les communautés des structures sanitaires, la manière dont les prestataires agissent avec eux (agents moins motivés à travailler dans un système de santé peu protecteur), que dans les rapports qu’entretiennent les différents membres du personnel de soins.
Plus amplement, cette épidémie donne à réfléchir sur les figures de l’altérité et l’éthique de la confiance dans des pays déjà éprouvés par les clivages ethniques et politiques.
Références
[1] Gasquet (2011) rappelle les émeutes villageoises de 2001-2002 durant l’épidémie gabono-congolaise qui avaient empêché un temps les équipes internationales de lutte contre la maladie d’accéder aux sites d’épidémies. Elle rapporte aussi le massacre de 4 instituteurs de la ville de Kelle lors de l’épidémie de 2003.
[2] Voir aussi les travaux de Gasquet (2011)
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