LETTRE A UN AMI IVOIRO-TUNISIEN*
Cher Samir **!
Reçois mes salutations amicales ! Je t’écris, parce qu’en raison des crises sévissant en Côte d’Ivoire et en Tunisie, sans oublier les délestages de notre « COUPELEC » nationale, j'ai rencontré d'énormes difficultés à te joindre téléphoniquement. Es tu finalement allé militer au PDCI, comme te l'avaient conseillé tes oncles, malgré tes réticences liées au fait que c’est Henri Konan Bédié, qui dans les années 90, avait initié le concept d’ivoirité ? Tu me disais également avoir participé du début à la fin au processus électoral ivoirien, avec beaucoup de fierté, en te disant que la patrie de ta mère sortirait bientôt des difficultés, qu’elle connaissait depuis 2000.
Tu étais d’autant plus optimiste, qu’à l’issue du premier tour, les résultats avaient été acceptés par toutes les parties. Tu m’avais même avoué t’être gentiment moqué de tes cousins tunisiens, eux qui tremblaient encore devant les milices de Ben Ali, en leur disant que la Côte d’Ivoire allait bientôt renouer avec la paix et entrer dans le concert des nations démocratiques, à l’issue d’élections exemplaires.
Quelle ne fût ta déception, lorsque le 03 décembre 2010, le conseil constitutionnel, sous la houlette de Paul Yao Ndré, proclama les résultats donnant Laurent Gbagbo vainqueur, (contrairement aux résultats provisoires disponibles au niveau de tous les organes de presse, de toutes les chancelleries et de l’ONUCI), après avoir invalidé les votes de plusieurs départements dans le Nord. Quelle honte tu m’as dit avoir ressenti, quand les télévisions du monde entier ont montré en boucle les images des nervis du FPI s’opposant physiquement à la proclamation des résultats provisoires par la C.E.I ! Quel dégoût a pu t’inspirer la mauvaise foi du clan de Gbagbo, qui faisant preuve d’un nombrilisme et d’un manque de modestie notoires, se prend pour l’ennemi n°1 de l’impérialisme international ! Combien de leaders révolutionnaires tels Evo Morales ou Hugo Chavez sont arrivés au pouvoir par le biais de batailles électorales, sans mettre en jeu l’intégrité de leurs pays. Cela t’a rappelé la fameuse « théorie du complot permanent », dont se sont toujours servis tous les dictateurs du monde pour instaurer des régimes totalitaires et se maintenir, vaille que vaille au pouvoir.
Si j’en crois un de tes appels téléphoniques durant le mois de Décembre, tu as toi-même été directement interpellé, d’abord en tant que médecin, car exerçant au niveau du centre hospitalo-universitaire du secteur de COCODY, tu avais reçu l’ordre de la direction de l’hôpital de ne plus soigner les manifestants blessés. Ensuite, résidant dans le quartier d’Abobo, tu as entendu parler des miliciens de Gbagbo, accompagnés de mercenaires libériens et autres aventuriers sans scrupule, qui enlevaient et assassinaient froidement les militants du Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix (RHDP). Cela t’a rappelé les sombres journées d’Octobre 2000, juste après l’accession de Gbagbo au pouvoir. J’ai évidemment bien pu comprendre, que dans l’histoire récente de votre pays meurtri, il est également arrivé que les rebelles du Nord eux aussi se livrent à des exactions contre des civils innocents. Mais les élections, dont Gbagbo refuse de reconnaître les résultats devaient précisément permettre de sortir de cet engrenage fatal déclenché par la monstrueuse théorie de l’ « ivoirité »!.
A bout de nerfs, (à tel point qu’il t’est arrivé d’envier tes cousins tunisiens pris dans l’étau de la dictature de Ben Ali), tu décidas d’aller rejoindre la Tunisie, qui malgré la dictature, qui y régnait encore, te semblait moins dangereuse que la Côte d’Ivoire, devenue une « poudrière identitaire ». Là au moins, on ne t’assassinerait pas simplement parce que ton père est musulman ou ta mère baoulé. Devant la menace d’intervention des forces de la CEDEAO, tu me rappelas nos discussions passionnées, du temps où nous étions encore étudiants, sur l’intervention soviétique en Afghanistan, que je soutenais alors sans réserve, tandis que toi, tu étais beaucoup plus circonspect.
Le lendemain de ton arrivée à Tunis, tu devais aller rendre visite à tes grands parents paternels à Sidi Bouzid, où Mohamed Bouazizi venait juste de s'immoler par le feu. Ce drame me fait penser aux centaines de jeunes sénégalais et autres africains, anonymes, désespérés , morts de façon moins spectaculaire, noyés dans l’Océan Atlantique, victimes eux aussi de pauvreté, d'injustice et surtout de manque de perspectives.
Depuis lors, j’ai suivi, à travers la presse, les péripéties de votre révolution pacifique et exemplaire, malgré les tentatives de récupération par les dignitaires du défunt RCD, épaulés par l’impérialisme international plus soucieux de l’évolution des indices boursiers sur la place de Tunis que du nombre de décès occasionnés par la répression des manifestations populaires.
Je me souviens des comparaisons que tu as toujours faites entre Ben Ali et Gbagbo, qui ont, tous deux, usurpé le pouvoir.
Tu m’as souvent rappelé la prise du pouvoir en novembre 1987, par Zine el-Abidine Ben Ali, alors premier ministre et la façon, dont il a mis à l’écart Habib Bourguiba, père de l’indépendance tunisienne, qui montrait d’évident symptômes de sénilité, avec des remaniements intempestifs, des fuites de mémoire légendaires et des déclarations incendiaires (un peu comme notre actuel président ) risquant, à tout instant, de mettre le feu au pays. C’est ainsi, préciseras tu, que sur ordre de Ben Ali, sept médecins dont deux militaires, furent convoqués en pleine nuit et sommés d'établir, (non pas au chevet du malade, mais au Ministère de l’Intérieur), un avis médical d'incapacité du président, que certains d’entre eux n’avaient pas vu depuis plusieurs mois.
Cette manière d’agir expéditive, qui aurait déjà dû nous alerter sur le caractère de l’homme, lui permit, néanmoins, d’accéder au pouvoir, par la grâce de l’article 57 de la Constitution. Durant son premier mandat de 1989 à 1994, après avoir rebaptisé le PSD en RCD, il cherchera à apaiser le climat politique tunisien, un peu comme Abdou Diouf dans notre pays au début des années 80, en reconnaissant de nouveaux partis politiques et en supprimant les tribunaux d’exception. Mais le régime se durcira progressivement, malgré des simulacres d’élections pluralistes, à l’issue desquelles, Ben Ali réalisait des scores électoraux supérieurs à 99% (en 1994 et 1999). Une série de réformes constitutionnelles adoptée en 2002, aboutira, entre autres régressions démocratiques, à la suppression de la limitation des mandats dont le nombre était plafonné à 3, exactement comme on envisage de le faire dans notre pays avec cette loi interprétative qu’on veut proposer à l’Assemblée. Je voudrais attirer ton attention sur d’autres similitudes entre la Tunisie et le Sénégal, dont l’importance disproportionnée qu’occupe la famille présidentielle dans les sphères de l’Etat et le rôle répressif croissant qu’on y fait jouer aux forces de police, au moment même où les forces armées sont profondément démoralisées par l’évolution de la crise casamançaise.
Que penses-tu de l’hypocrisie des hommes politiques français (UMP et PS confondus), qui ferment les yeux sur les multiples atteintes aux Droits de l’Homme dans une Tunisie devenue entretemps un Etat policier, n’ayant rien à envier au Chili de Pinochet. Il est troublant de constater que beaucoup d’analystes libéraux complaisants ont toujours mis en exergue les performances économiques du pays émergent que serait devenue la Tunisie, un paradis touristique pour Occidentaux en quête d’exotisme ou de soins médicaux modernes à moindre coût.
Dans le même temps, tu me fis part des souffrances inouïes endurées par les classes populaires tunisiennes et qui étaient liées à une baisse drastique de leur pouvoir d’achat, à l’inaccessibilité des services sociaux de base, sans oublier un chômage endémique des diplômés de l’enseignement supérieur, surtout ceux qui refusaient de s’enrôler dans la maffia des Trabelsi, contraints de s’adonner à des occupations ne nécessitant aucune qualification ou de s’exiler hors de leur patrie.
Méditant sur les événements en Côte d’Ivoire et en Tunisie, on ne peut manquer de noter quelques similitudes.
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Les fonctions de « bouc-émissaire » (dioula en RCI et islamistes en Tunisie, justifiant des mesures d’exception et/ou une répression féroce et arbitraire) ;Le défaut de légitimité des régimes de Ben Ali et de Gbagbo, ayant accédé au pouvoir, soit par des combines (mise à l’écart peu orthodoxe du sénile Bourguiba), soit à l’issue d’élections calamiteuses ;Le refus de respecter les règles du jeu démocratique conduisant soit à différer sans cesse les dates des élections (cinq ans en RCI), soit à écarter les adversaires politiques gênants pour s’assurer des victoires électorales certaines.
La principale leçon à tirer pour les forces patriotiques et démocratiques est la nécessité d’une rupture avec la "sacralisation" des processus électoraux, de plus en plus biaisés par la discrimination basée sur l’ethnie, la religion ou la confrérie ou une patrimonialisation du pouvoir allant même jusqu’à des tendances dynastiques. Un processus électoral ne peut être que le reflet de l’environnement sociopolitique dans lequel il se déroule. Si les forces politiques n’arrivent pas à édifier un rapport des forces suffisamment dissuasif, les régimes en place auront beau jeu de fouler quotidiennement aux pieds les normes démocratiques (politique clientéliste, corruption de leaders syndicaux et de certains chefs religieux, instrumentalisation des forces de sécurité et de l’administration territoriale, révisions constitutionnelles incessantes). Il y a également l’affaiblissement des forces de la société civile, qui, tout comme les politiciens, privilégient beaucoup trop souvent des logiques d’appareil au détriment de l’ancrage populaire et se laissent habituellement envoûter par la conception occidentale des droits de l’Homme (peu soucieuse des droits économiques et sociaux), de la démocratie et de la bonne gouvernance face au désespoir du peuple confronté à la bataille quotidienne pour la survie.
Ces mêmes pays occidentaux s’accommodent fort bien de régimes dictatoriaux servant leurs intérêts, ne s’émeuvent point devant les misères populaires, cautionnent des croisades « anti-islamistes » sanglantes en Irak et en Afghanistan et veulent s’émouvoir dès qu’un de leurs ressortissants est pris en otage ou s’ériger en donneurs de leçons au moindre « petit putsch ».
Tu vois qu’il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir ! Reçois mes salutations cordiales !
* lettre purement fictive
** Samir est un médecin né de mère ivoirienne, d'ethnie baoulé et de père tunisien, qui a fait ses études de médecine à Dakar.
Samba Kétio Sow,
Kayes Findiw
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